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Jeudi 28 avril 1994.

Circuit d’Imola, près de Bologne en Italie. Je viens couvrir le Grand Prix de Formule 1 qui se court dimanche, le 1er mai.

Cela fait dix ans que je travaille en Formule 1. A cette époque, j'assure le reportage pour le quotidienLibération et je commente les courses en direct pour Canal Horizon.

Ce dimanche va donc avoir lieu le mythique Grand Prix de Saint-Marin à Imola. Nous sommes dans la patrie de Ferrari, la seconde passion des Italiens avec le football. Plus de 100 000 spectateurs sont attendus sur le circuit, il fait beau, toutes les conditions sont réunies pour un grand week-end de fête.

Vendredi 29.

Les essais débutent. La série noire également puisqu’un pilote brésilien, Rubens Barrichello, est accidenté. Spectaculaire mais heureusement sans gravité pour l’homme.

Senna, la star de F1 sera un des premiers à aller s’enquérir de la santé de son compatriote et ami. Il faut dire qu’il a toujours été extrêmement attentif et pointilleux sur toutes les questions de sécurité. C’est vraiment un de ses chevaux de bataille.

Samedi 30, suite des essais. Et nouvel accident. Cette fois, c’est un pilote autrichien, Roland Ratzenberger, qui sort violemment de la piste. Mais aujourd’hui c’est infiniment plus dramatique puisqu’il va perdre la vie. Pour la petite histoire dans la grande, Senna prendra le départ de la course avec un drapeau autrichien sous sa combinaison, drapeau qu’il comptait sortir au moment de fêter sa victoire afin de rendre hommage à l'infortuné débutant.

C’est donc dans un contexte on ne peut plus chargé et tendu que va se courir le grand prix le lendemain…

Dimanche 1er mai 1994.

Les voitures sont sur la grille de départ, Senna a réalisé la pôle position, comme lors des deux premiers Grands Prix de la saison. Nous sommes à moins d’une demi-heure du départ, je suis installé dans ma cabine de commentateur. A côté de moi, les correspondants brésiliens de TV Globo auxquels se sont joints le frère de Senna et un ami de la famille, Senhor Braga.

Une scène me frappe : Senna est installé dans son bolide mais contrairement à d’habitude il ne porte ni cagoule ni casque. Ainsi, le monde entier peut lire ses expressions sur son visage découvert. Dans son regard, on sent énormément de concentration bien entendu. Mais pas que cela, beaucoup de gravité également. A n’en pas douter il est extrêmement marqué par les deux accidents des jours précédents. On peut toujours essayer de chercher des signes partout, surtout après coup. J’ignore s’il faut en voir un mais je me souviens avoir été particulièrement surpris de voir Senna à visage découvert ce jour-là quelques instants avant l’envol de la course…

Le départ est donné. Immédiatement, un premier accident survient sur la grille, deux ou trois voitures sont détruites. Sans gravité pour les pilotes. La course est neutralisée, c'est-à-dire que les F1 vont tourner au ralenti pendant cinq ou six tours, le temps de déblayer les dégâts. Puis nouveau départ, cette fois c’est le bon.

Senna est en tête et préserve sa position. Dans son sillage Michael Schumacher ne le lâche pas. Une précision ici : les deux pilotes ne luttaient pas à armes égales dans la mesure où les observateurs soupçonnèrent un peu plus tard dans la saison que l’Allemand disposait d'une monoplace dotée d’équipements électroniques interdits dont Senna, lui, ne profitait pas.

Ce dernier courait sur Williams Renault depuis le début de la saison. Et s’il avait déjà fait trois pôles positions, il n’avait toujours pas remporté la moindre course ni marqué le moindre point. Il se plaignait alors de sa voiture dont le potentiel n’était pas du tout celui qu’il escomptait. Imola était donc pour lui l’occasion de sortir de cette spirale négative et de commencer enfin sa saison. Connaissant le professionnalisme et la détermination de l’individu, nul doute qu’il n’aurait pas tardé à atteindre son rendement maximal.

Alors que la course vient d'être relancée, Senna contient comme il le peut le jeune et fougueux Schumi. Ce qui est d’autant plus admirable compte tenu de ce que j’évoquais plus haut. Ils n’ont peut être pas le même matériel mais la différence se fait indéniablement au talent pur du brésilien, cette manière absolument unique d’attaquer sans cesse, de prendre tous les risques pour grappiller des millièmes de secondes. Senna c’est le maître, (le roi). La classe à l’état pur, un joyau brut. Les autres, tous ses concurrents, ne boxent assurément pas dans la même catégorie. Certains sont talentueux bien sûr mais aucun n’a sa science de la course.

14h17 : Nous sommes alors au début du sixième tour lorsque la Williams de Senna sort de piste et fait un tout droit dans la devenue tristement célèbre courbe de Tamburello. Cela se passe à une vitesse vertigineuse, il quitte la piste à plus de 300kms/heure et s’en va percuter le mur.

Je me souviens parfaitement de ce moment bien sûr, tout cela reste très précis dans ma mémoire.

On a tout dit et tout écrit sur ce qui est arrivé ce jour-là. Et bien souvent n’importe quoi.

Voici comment cela s’est exactement passé : Senna a perdu le contrôle de sa monoplace mais avant l’impact il a eu le temps de freiner et de remettre les gaz pour tenter d’empêcher que sa F1 ne vienne taper de face. Ce qu’il a d’ailleurs réussi puisque la voiture a frappé de côté.

Au moment de l’impact sa vitesse était d’un peu plus de 200 kms/heure.

La coque en carbone  de la voiture a très bien joué son rôle, elle a résisté au choc. Après l’impact Senna n’avait rien, aucune fracture, juste un léger hématome. Ce qui l’a tué, c’est un élément de suspension de la roue avant qui, tel un sabre de métal et de carbone, est venu s’encastrer dans son casque, juste au dessus de l’œil droit. Les dommages ont été immédiats et irréversibles.

Lorsqu’on l’a sorti de son véhicule, il était déjà probablement cérébralement mort.

J’assiste à tout cela de ma cabine, à environ 500 mètres de l’impact. Et comme les téléspectateurs du monde entier, j’ai vu cette image du fameux casque jaune de Senna qui marque un léger mouvement avant de retomber lourdement sur le côté. C’est là, à cet instant précis que j’ai su, non, que j’ai senti que c’était le signe de la vie qui s’en va…

La suite c’est le corps du brésilien qui est sorti de sa voiture puis déposé à côté d’elle. Les médecins qui accourent, la trachéotomie et les stimulateurs cardiaques. Pendant vingt-cinq minutes, ils ont tout tenté pour faire remonter son pouls qui était tombé à 12 pulsations par minute.

Puis l’hélicoptère qui se pose avant d’emporter le corps inerte dans les airs direction l’hôpital de Bologne.

La course ?

Elle s’est poursuivie. Et c’est Schumacher qui l’a gagnée. Ce qui devenait totalement anecdotique dans ce contexte dramatique.

Je l’ai commentée jusqu’au bout, bien entendu. La gorge serrée, une boule dans le ventre et les larmes au bord des yeux. Je savais, oui je savais que je venais de perdre celui qui, en plus d’être un pilote d’exception, était également devenu un bon copain depuis 1978, l’année de notre rencontre.

C’est peu après 18h00 que le décès - arrête cardiaque - fut officiellement annoncé par les autorités de l’hôpital de Bologne.

Ce 1er mai 1994, c’est bien plus qu’un coureur automobile qui s’en est allé. Plus qu’un champion également. C’est une icône planétaire que son décès brutal a transformée à tout jamais en mythe. A l’instar d’un James Dean pour le cinéma.

Le corps d’Ayrton Senna fut ensuite rapatrié dans son pays, au Brésil, où trois jours de deuil national furent décrétés.

Chez lui, Senna était un demi-dieu, à l’instar d’un Pelé. En quittant ce monde, il est carrément devenu un Dieu à part entière qu’on vénère encore aujourd’hui.

Sa dépouille mortelle fut d’abord exposée pour que le peuple puisse lui rendre hommage. Puis son cercueil, porté par huit coureurs automobiles dont Alain Prost, fut ensuite mené à sa dernière demeure dans le très beau cimetière de Morumbi, à Sao Paulo, la ville où il naquit trente quatre ans plus tôt. Le jour de l’inhumation, le pays tout entier s’arrêta de vivre. Et une foule absolument inimaginable convergea vers le cimetière et ses alentours.

C’est une légende qu’on enterrait. Sa mort eut un retentissement planétaire, bien au-delà des seuls amoureux du sport.

L’homme, qu’on l’aimât ou non, ne laissait personne indifférent. On ne pouvait qu’être troublé par son charisme, sa beauté, sa force de caractère et son insensé talent de pilote.

Senna était un modèle, le  modèle pour tous les pilotes et apprentis pilotes. Et cela reste vrai aujourd’hui.

Tout le monde garde en mémoire ses victoires et ses passes d’armes homériques avec son grand rival de l’époque, Alain Prost. Ayrton Senna était un être généreux, entier, fougueux, passionné. Et tous ces qualificatifs se retrouvaient dans son art du pilotage. Dans son art de vivre, tout simplement. Voilà pourquoi sa mort, si elle fut un véritable électrochoc, ne constitua pas non plus une énorme surprise : à conduire tout le temps à la limite, on pouvait imaginer qu’un jour ou l’autre la grosse tuile arriverait. Moi-même qui le connaissais depuis longtemps, j’avais assez souvent songé que mon copain risquait un accident sévère. Mais jamais qu’il ne mourrait ainsi. Ça non, ce n’était pas possible, pas lui, pas Senna, un mythe ne peut mourir de la sorte…

Après sa mort, des montagnes de choses furent dites et écrites. La légende était en route, il fallait à tout prix nourrir la bête médiatique, quitte à lui faire ingurgiter n’importe quoi…

Et c’est arrivé tellement souvent… Toutes ces spéculations, ces approximations, ces rumeurs, ces calomnies, ces mensonges… Ecœurant. Il fallait trouver des responsables, des coupables. Faire tomber des têtes comme si cela pouvait faire revivre Ayrton…

C’est aussi pour cela que j’ai écrit sur le sujet. Pour tenter, à mon modeste niveau, de remettre les pendules à l’heure. Pour lui rendre hommage également puisque j’avais eu la chance et le privilège de le côtoyer de près pendant des années.

Depuis, j’ai continué à couvrir les courses de Formule 1. J’ai gardé la flamme, je suis toujours aussi passionné. Même si, bien sûr, un bout de moi est également resté à tout jamais là-bas, sur le circuit d’Imola où un être cher s’en alla rejoindre les anges un dimanche du mois de mai 1994….

 

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                                                    lionel froissart journaliste auteur

 

 

 

 

 



 

 

 



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Published by ayrton-senna-magic